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Le Journal d'un Maton

Chapitre 7

L’aube se lève.

Nuit sans sommeil.

Sous prétexte de faire des rondes, j’ai erré dans les couloirs. Longeant les rangées de portes, tous mes sens à l’affût. J’avance le plus discrètement possible, veillant à étouffer le bruit de mes pas. Pas facile avec ces lourdes bottes qui émettent volontiers un claquement sourd au contact du sol en béton brut. Parfois, elles crissent même. Je deviens une sorte de funambule nocturne, prêt à toutes les contorsions pour maintenir l’équilibre du silence. Car je veux que personne, de l’autre côté cellules, ne soupçonne ma présence. Je viens pour surprendre l’intimité sonore des détenus. Je ne peux éviter cet affreux son métallique lorsque je referme les portes des sas à l’entrée des couloirs. Je me tiens donc immobile, presque collé contre elles durant de longues minutes avant de m’avancer. Même au beau milieu de la nuit, une prison n’est jamais calme. Le vrombissement de l’aération, le sifflement du vent qui passe à travers les joints mal fixés des fenêtres, les sanglots qui résonnent dans un coin. Les cris parfois. Je parcours enfin le couloir, collant mon oreille contre chaque porte, tentant de deviner ce qu’il se passe à l’intérieur. Ici, ça ronfle. Là, une télévision est allumée pour tromper l’ennui. Je me délecte lorsque j’arrive à surprendre ce moment magique où un lit grince à un rythme régulier et soutenu. Je visualise mentalement le ou les détenus entrain de s’astiquer frénétiquement, profitant de leurs souffles qui s’accélèrent à force que l’intensité augmente, de leurs soupirs d’aise quand ils libèrent leur précieux liquide blanc et chaud. Certains poussent même un long râle d’abandon complet à leur jouissance. Des litres de sperme sont produits chaque jour entre ces murs. Dans la promiscuité des corps, loin de toute pudeur. Parfois, des petits bruits de bouche, on halète par intermittence : un mec sans doute à genoux est entrain de sucer. Vont-ils échanger leurs places, voire se faire un plaisir mutuel en s’allongeant sur une des couchettes et finir en 69 ? Ailleurs, des corps qui claquent l’un contre l’autre. Alors que je suis sous les néons blafards du couloir, dans l’obscurité de leur cellule deux mecs s’accouplent. L’actif monte en puissance, redoublant d’énergie, aiguillonné par les « oh oui » de plus en plus insistants du passif. Les deux voix se distinguent nettement, l’une grave émise étouffée par l’effort des coups de boutoir, l’autre plus haute réclamant toujours plus, plus fort, plus profond. J’attends plaqué contre leur porte, hypnotisé par ce que j’entends, par cette énergie vitale qui s’épanouit, indomptable. Je vole un peu de leur vie privée. Privés de liberté, ils n’en jouissent pas moins librement, la vie s’épanouissant derrière les barreaux. La tension s’exacerbe, les muscles se crispent, et les deux timbres vocaux si différents s’unissent alors qu’ils atteignent un orgasme conjoint. Aux rugissements de l’un s’entrelacent les hululements satisfaits de l’autre. Je me sens propulsé loin de la porte, comme si leur jouissance magnétique me repoussait brutalement, car trop forte, l’intrus que je suis. Je reste figé au milieu du couloir, titubant légèrement, comme ivre. Je repars à pas de loup, pour ne pas déranger ces amants réunis par les circonstances.

Une fois dans mon bureau, j’ai ressenti l’irrépressible besoin de me branler. Je suis comme Icare, monté trop haut vers le soleil : je me suis brûlé en approchant de trop près tout ce sexe brut et animal. Mes sens électrisés m’obligent à décharger toute cette tension accumulée. Ma bite est état d’urgence. A peine l’ai-je touchée que mon jus trop longtemps retenu sort en petites saccades. Je vois les gouttes gicler alors que je suis pris de spasmes orgasmiques. Jamais de toute ma vie je n’ai ressenti une telle intensité. Une fois calmé, je constate que je viens de souiller mon uniforme. Cet uniforme dont je suis pourtant si fier, et que je viens de sacrifier en payant un hommage à toute cette virilité foisonnante qui m’entoure.

Après cette nuit sans sommeil, la journée me paraît longue. J’exécute mes tâches en mode automatique. Lors de la tournée pour la distribution des repas, je me remémore cependant très exactement à quel moment je suis passé devant telle porte lors de ma virée nocturne. Les bruits qui s’en échappaient résonnaient à nouveau en moi, alors que je salue chaque détenu. Je pense même que j’ai rougi en apercevant les deux fornicateurs qui m’avaient tant excité.

Avant la fin de mon service, j’ai supervisé les mises sous écrou du jour. Un visage connu s’avance vers moi. Un habitué de la maison. Il sort de garde-à-vue, et vient pour être placé en détention provisoire dans l’attente de passer devant les juges. Petit dealeur sans envergure, le passage régulier par la case prison fait partie du plan de carrière de Djamel. Les lieux ne l’impressionnent plus, et nous savons tous qu’il reprendra ses activité à sa sortie. Il s’autorise même à plaisanter avec nous. Une façon de dédramatiser, mais aussi de montrer aux autres qu’il a ses marques chez nous et qu’en tant qu’habitué il vaut mieux le respecter. En me voyant, il me lance un « Alors chef, ils ne vous ont toujours pas libéré ? » d’un air goguenard. J’ai ri pour la forme. Dans le fond, il n’a pas tort. Je ne quitterai cet endroit que le jour de ma retraite, et j’aurai passé le plus clair de mon temps en prison. Puis vient un grand noir dont c’est la première incarcération. Il fait preuve d’une grande assurance, mais clairement ne connaît pas les us et coutumes d’un centre de détention. Je dois lui expliquer qu’en plus de nous laisser tous ses effets personnels, il doit abandonner sa paire de Timberlands, portée délacées. Il va devoir les troquer contre une paire de chaussures fournie par l’administration pénitentiaire. Charge à lui de se faire envoyer par la suite une paire moins nulle, mais qui ne soit pas des bottes ou une paire en cuir épais. Aucune émotion apparente sur le visage, il prend note de ce que je lui dis. Il regarde mon uniforme de haut en bas, puis fixant mon treillis et mes chaussures de sécurité, il me dit d’un ton entendu : « Moi aussi j’ai été vigile ». De par son gabarit, c’est sans doute vrai. Son physique d’armoire à glace peut impressionner à l’entrée d’une boite de nuit ou d’une supermarché. Mais cette recherche de connivence forcée, même dite sur le ton d’un compliment, me semble tout à fait déplacée. Me vexe même. Je ne suis pas un vigile relavant du privé, mais un fonctionnaire public représentant l’Etat. Jamais personne ne s’était permis une telle familiarité dès son arrivée. Au point que je finis par m’interroger. Aurais-je subitement perdu de ma superbe ? Ou me sentirait-on si fragilisé qu’on se croit autorisé à me faire ce genre de réflexion ? Je sens alors que mon boxer n’est toujours pas sec sous mon pantalon, encore légèrement humide du sperme que j’ai craché ce matin.

Je suis fatigué, tout ira mieux demain.

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