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Agriculteur | S19 Reprendre goût à la vie

1 | Label Rouge – Le récit de Julien.

Il fait encore beau pour la saison, j'ai rendez-vous avec Jérôme et, pour l'attendre, je me suis installé commodément en terrasse au Bar du Midi, face à la rue.

Pour regarder passer les garçons, aussi ; comme on feuillette les pages d'un catalogue, en me laissant aller à rêver quelque peu.

Le Bar du Midi n'est pas un établissement gay à proprement parler ; d'ailleurs, je n'aime pas ces enseignes par trop "spécialisées", je m'y sens confiné comme dans une réserve où un animal menacé trouve la tranquillité d'un espace protégé. Il peut enfin s'ébattre librement mais à la condition de ne pas s'en éloigner.

Or je ne veux pas vivre dans une cage, même dorée, mais au milieu des autres, de TOUS les autres et prendre le train. Mon front s'éclaire à ce souvenir.

Cependant, on peut dire qu'au Midi, le personnel manifeste ... de la bienveillance, pour ne pas dire de l'empathie. Personne ne s'étonne d'y voir certaines tables à la clientèle unisexe dont les commensaux se témoignent quelques marques, discrètes sauf pour les avertis !- disons ... d'intérêt, d'inclination voir même, parfois, franchement de l'affection.

Et pourquoi non, en effet? Sans parler de jouer les adolescents soudés par des bouches ventouses, immobiles sangsues fichées debout au hasard d'une encoignure et qu'on craint de voir soudain suffoquer, pourquoi ne pourrions-nous pas, tout autant gays et lesbiennes que nous sommes, nous manifester ouvertement le simple plaisir de nous retrouver, mais aussi nos liens qu'ils soient ou non pérennes, nos emballements du coeur ?

Et laisser ainsi filtrer les lueurs de nos désirs, voir de nos convoitises.

Un homme sort de l'intérieur du bar et passe tout près, dans mon dos. Le flafla de ses claquettes estivales attire mon oreille comme un relent de l'été enfui, elles donnent à sa démarche ce pas rasant et ce déhanchement tout méridionnal où mon esprit orienté lit une disposition à la langueur et une disponibilité. En cet après-midi ensoleillé, il porte un bermuda en jean au revers plus clair au dessus de mollets charnus et dorés très appétissants ; son bras droit ballotte librement quand sa main gauche partiellement enfoncée dans sa poche tend le tissu et moule avantageusement son derrière en ronde pomme, une promesse de fruit craquant et gouteux tel que je les affectionne.

Quand il parvient au trottoir, il jette un bref regard panoramique par dessus son épaule et, découvrant que je le file d'un oeil appréciateur, il me sourit. J'en fais de même en retour. Un échange discret entre complices d'un jeu de séduction retenu, d'une tension, d'un possible que me disent assez ses yeux caramel, ourlés de cils sombres, alors qu'il s'éloigne avec ce léger balancement qui résonne en moi comme un métronome.

Je crois que ce que je n'aime pas dans les maisons "réservées", c'est leur "ici, tout est permis" une fois les portes closes, cette autorisation d'un laisser-aller en fanfare, ces cris, ces apostrophes, cette exubérance forcée, ces postures dont abusent des créatures d'autant plus démonstratives ici qu'elles sont effacées voir honteuses, là-bas, dans la vie ordinaire ou d'autres encore, tellement baroques qu'elles apparaissent fantastiques, presqu'irréelles sous les sunlights.

Comment dit-on déjà? Des avatars !

Je m'interroge toujours sur la façon dont ces derniers peuvent aller acheter leur pain à la boulangerie de leur quartier.

Et les tauliers de ces lieux de licence, en commerçants avisés voyant leur intérêt avant toute chose, profitent allègrement de ce défoulement qui rend ses clients captifs. Ces derniers finissent par s'imaginer que ce "tout" n'est possible qu'en ce seul lieu et s'y enferment, leur réservant leur clientèle et négligeant de conquérir leur vraie liberté, celle de vivre comme tout un chacun, de courir où bon leur semble. Et, donc, de prendre le train et de vivre des rencontres inattendues.

CQFD

Cependant, quand on est gay, se faire reconnaître comme un homme pouvant user à égalité de toutes ses prérogatives par nos pairs hétéros paraît toujours aussi laborieux, au moins auprès des plus rudimentaires d'entre eux et peut relever d'une conquête ; Anthony en témoignait encore récemment. Alors peut-être qu'en outrant jusqu'à la caricature les comportements dont nous soupçonnent, pour nettement nous distinguer d'eux, ceux qui demeurent incapables de nous regarder comme leurs semblables, certains d'entre nous réussissent à se placer hors de leur portée, hors d'atteinte de leur méfaits, dans un monde parallèle mais séparé, comme l'ont fait pendant de longues années ceux qui, se sentant "différents", y voyaient le signe d'une vocation et trouvaient refuge dans les ordres, sous la robe ...

Mais moi, décidément, je ne veux être exclu de rien.

D'ailleurs ...

Après avoir déposé Anthony à la gare, je me suis sévèrement repris en main, boosté que j'étais par la joie de mon rétablissement dont il était la preuve éclatante. Me souvenant que j'avais promis une animation pour le comice du canton, j'ai rapidement remis au travail une jument généreuse afin de proposer une petite illustration du travail aux longues rènes, lequel produit toujours son effet. Comment ne pas s'étonner qu'un animal d'une telle puissance obéisse avec autant de bonne volonté joyeuse aux imperceptibles impulsions que lui envoie un homme distant de plusieurs mètres à qui il n'est relié que par de fines lanières ?

Après sa prestation dans la carrière improvisée, j'emmène ma jument boire en la gratifiant de quelques tapes de reconnaissance quand je suis interpelé par une voix sonore :

- "Bravo Julien !"

Tandis que ma bête, encolure étirée, aspire l'eau à grands traits, je me retourne sur un homme plus petit que moi de quelques centimètres mais qui, pourtant, pourrait aisément me faire passer pour gringalet en comparaison. Il est vêtu du tee-shirt publicitaire d'une coopérative agricole et d'un pantalon de travail à empiècements, plongeant ses mains dans les poches, les coudes écartés et on pourrait penser qu'il les a choisis trop petits au dessein de faire ressortir la puissance de ses épaules, de ses bras, de ses cuisses qui étirent les coutures ...

Mais les noisettes de ses yeux rieurs, le franc sourire aux petites dents festonnées qui fend sa barbe fournie et sommairement taillée manifestent si fort une simplicité sans calcul que j'adopte, sans plus d'arrière-pensée, une attitude toute confraternelle. Affable, je m'enquiers.

-" Merci, et toi, tu fais quoi ?"

- " De la volaille."

- "Moi, je fais surtout du grain, les chevaux ne sont qu'un complément, surtout de travail."

Il s'est approché et tend la main pour flatter la croupe de la belle avec ce soupçon de maladresse qui me suffit à détecter combien il est peu familier de ces équidés. Cependant, le pas qui a été nécessaire pour ce faire, me permet de relèver quelques détails comme ces quelques longs poils épars, clairs et hirsutes qui s'échappent du col de son maillot sur le renflement décidément protubérant de ses trapèzes.

Les sacs ne doivent pas peser lourd entre ses grosses paluches.

Les fines ridules qui se dessinent au coin de ses yeux me laissent à penser qu'il a autour de trente-cinq ans. Ah, zut ! Il porte aussi une alliance à main gauche, un signe qui, quand je le découvre, cantonne toujours mes initiatives.

La jument a cessé de boire pour plonger ses naseaux dans l'eau fraîche en soufflant et je remonte sur les rènes pour prévenir son jeu avant qu'elle ne se mette à nous éclabousser. Mon collègue s'écarte et je prends le chemin des écuries improvisées avec ma bête. Voilà qu'il m'emboite le pas, marchant à ma hauteur de sa démarche un peu lourde.

Il entre dans le box derrière moi et c'est lui qui en referme la barrière sur nous. La présence de ce néophyte dans cet espace étroit lors du pansage me préoccupe un instant mais, prudemment, il se place dos à la paroi, en arrière de moi et tend à propos les mains, faisant commodément office de porte-filet tandis que je bouchonne ma jument qui ne songe, elle, qu'à engloutir son picotin.

Quand je cure les sabots, il se penche par dessus mon épaule pour observer et il siffle, admiratif, de voir l'animal relever spontanément ses antérieurs en les croisant.

- "Elle est bien dressée, dis-moi."

Sur le dernier postérieur, il s'aventure dans une si étroite proximité qu'on s'embarrasse lorsque je me redresse ; il a alors un petit rire, gêné, mais je repousse la robuste croupe d'une main et chacun retrouve son espace respectif et son sourire cordial.

Quand je vais rincer le mors et remplir un seau d'eau, il est encore sur mes talons, candide s'étonnant de l'embouchure.

- "Les chevaux doivent travailler de bon coeur et non sous la contrainte." dis-je, un peu doctement pour couper court. Il se recule avec un sourire narquois qui me parait alors ... hors de propos. Mais comme il ne me lache toujours pas d'une semelle, je finis par proposer.

- "Tu veux boire un verre ?"

- "On va chez toi?"

Sa réponse me cueille à froid et je dois tourner vers lui une mine absolument ahurie. Il se fige, un léger cramoisi monte à ses pommettes hâlées, ses yeux papillonnent et il finit par bredouiller.

- "Je ... je sais qui tu es, que tu t'appelles Julien ..."

Il avale précipitamment sa salive et reprend avec les yeux soucieux de celui qui s'est emmêlé les pieds dans le tapis et cherche à retomber sur ses pattes.

-"Je veux dire que j'ai entendu parler de toi, de tes chevaux, là."

Il écarte les bras pour désigner notre environnement et ils retombent en claquant sur la toile rêche de son pantalon de travail.

- "Alors ce comice, à côté de chez toi cette année, c'était l'occasion de te croiser !"

Donc il SAIT qui je suis ... Il pense s'être rétabli mais un je ne sais quoi scintillant dans ses yeux me laisse à penser qu'il se fiche du tiers comme du quart de mes chevaux.

- "Si tu as tellement entendu parler de moi, tu dois savoir que je passe pour le diable auprès des gars comme toi."

Il déglutit, baisse les yeux au sol puis les relève pour les planter dans les miens, soudain intrépide.

- "Je sais !" Il fait la moue et poursuit : " Mais j'ai pas peur!"

On reste à se jauger en silence pendant ce qui me parait être quelques longues minutes ; ses yeux sont fixes et imperturbables, il serre imperceptiblement les lèvres et le rouge marque nettement son visage comme sous un effort important.

Je ne sais si c'est du lard ou du cochon mais soudain, j'envisage ce costaud barbu sous un jour différent, certain que celui qu'on pourrait considérer à tort comme un balourd est bien plus finaud qu'il n'en a l'air, qu'il a une idée bien arrêtée derrière la tête sans que je sache encore exactement laquelle. Un jeu s'est ouvert et il me pique. Je sens l'amorce d'un sourire d'émulation crisper mes joues et je choisis de lui laisser libre cours.

D'un geste enveloppant qui se veut chaleureux mais respecte la distance, je l'invite à marcher avec moi.

- "Soit, je t'emmène aux Chênaies, c'est tout à côté ! Mais si tu me disais un peu qui tu es car moi, désolé, je ne sais rien ..."

C'est du ton enjoué que je lui connaissais déjà qu'il poursuit.

- "Je m'appelle Sébastien, j'ai trente-six ans et j'élève des volailles label rouge."

Bon, l'homme n'est pas très porté sur les longs développements alors j'essaie de l'encourager.

- "Et ..."

Mais il hausse une épaule, écarte ses grosses mains, paumes ouvertes vers le ciel et sourit simplement, un joli sourire désarmant sur ses dents régulières, quelque chose d'enfantin, oui, mais d'enfant gâté, celui qui vient d'obtenir le cadeau qu'il guignait ... De moi ? Vraiment ?

Nous rejoignons la voiture et, quand nos épaules se heurtent dans les cahots, je me dis qu'il colonise largement l'espace de l'habitacle et pourrait, lui aussi, prétendre au label rouge. Nous sortons du champ qui sert de parking et, arrivés sur la route asphaltée, j'accélère.

- "C'est loin ?"

- "Pourquoi ? Tu as tellement soif ?"

Il s'est tourné vers moi et, dans le même temps, sa grosse main a glissé sur ma cuisse, suspendant soudain mon souffle comme si quelque chose de vital se jouait à cet instant, dans ce contact étrangement léger, me semblant presqu'irréel et sous lequel toute ma cuisse durçit, comme si, animal aux aguets, je me préparais à bondir. Est-ce pour fuir ?

Il poursuit d'une voix basse qui couvre à grand peine le bruit de l'antique moteur.

- "La dernière fois que je t'ai aperçu, c'était ... rrrhmm ... au sauna. Tu étais en compagnie d'un joli jeune homme et vous étiez fort préoccupés l'un de l'autre. Puis vous avez disparu."

J'ai tourné la tête un instant, juste le temps de saisir ses sourcils froncés, sa bouche entrouverte, son expression inquiète ; s'étonne-t-il d'avoir prononcé une aussi longue phrase pour se dévoiler ou redouterait-il de se prendre un râteau malgré son audace, ce costaud rustique ?

Mais il pousse son palet, tente sa chance en prenant des risques et cette situation incongrue m'apparait soudain terriblement excitante, davantage encore depuis l'évocation de ce "joli JEUNE homme" qui ne peut concerner que Cyrille. Qu'a-t-il surpris? A quel moment nous a-t-il croisé ? J'ai beau creuser mes méninges, je n'y relève pas la trace de cette silhouette massive pourtant aisément repérable.

Je tourne une deuxième fois brièvement les yeux vers lui et je découvre qu'il s'est imperceptiblement détendu, probablement enhardi par mon absence de dérobade.

Les quelques minutes de trajet qui nous séparent des Chênaies s'effectuent en silence, je vois mon appétit s'aiguiser à l'aune de cet inconnu, ces questions, ces incertitudes que font planer son silence mystérieux et je suppose qu'il en est de même pour lui. Je le sens qui m'observe.

- "Serais-tu attendu, pressé ?"

J'ai adopté un ton détaché. Il fait claquer l'air entre ses dents et je suis frappé par le ton léger, quasi sarcastique avec lequel il répond.

- "Aujourd'hui, j'ai tout mon temps pour ... parler technique, rendement, modernisation avec mes collègues."

J'ai approuvé d'un geste affirmé du menton et, dans ma tête, les rouages s'enclenchent à grande vitesse : où et comment vais-je pouvoir tenter de débaucher ce mec solide dont, le moins que je puisse dire, c'est que rien, aucun signe ne laissait présager sa proposition ? Il va me changer des jeunesses moins consistantes qui ont fait mon ordinaire ces temps derniers.

Et, surtout, quel jeu va-t-il vouloir jouer ? Le défi de ces flottements me pique, m'excite.

Pour poser les éléments de la réalité de ma position sociale, car je n'aime pas que l'on me regarde pour ce que je ne suis pas, j'opte pour une arrivée par l'allée bordée par les vieux arbres tétards qui ont donné leur nom au domaine, désignant la grande bâtisse à son extrémité, avant de tourner sous le porche.

- "C'est là que vit le patron."

Il tourne la tête de droite, de gauche, observe, opine mais ne dit rien. Je stationne la voiture sous le hangar ; nous en sortons.

- " Qu'est-ce que je peux t'offrir à boire ?"

- "Merci, mais je n'ai pas soif !"

J'avoue que l'insolence de sa réponse me cloue.

En s'accompagnant au piano, Léo Ferré publie cette chanson en 1949 au lendemain de la seconde guerre mondiale, il y fait allusion au silence qu'on prête au pape Pie XII concernant la déportation des juifs : " Monsieur tout blanc / vous enseignez la charité / bien ordonnée / dans vos châteaux en Italie / Monsieur tout blanc / La charité, c'est très gentil / mais qu'est-ce que c'est ? / Expliquez-moi ..." ici une version avec orchestre enregistrée en 1970

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