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Maître Yori

Première rencontre

C’est lors d’une banale réunion de service, un matin, que j’aperçus pour la première fois celui que j’appellerais très rapidement Maître Yori. Directeur de collection dans une grosse maison d’édition, je gérais une équipe assez importante. Je ne connaissais donc pas tous les employés des différents services sous mon autorité. Lors de cette réunion, il était au fond de la pièce, et je ne comprenais pas la raison de sa présence. Un visage inconnu n’est pas rare, mais ce qui l’était davantage, c’était l’allure de cette personne. Alors que j’exigeais de nos employés une tenue correcte (veste, chemise, pantalon et chaussures de ville), ce nouveau venu, la petite vingtaine à priori, détonnait par sa décontraction:  Bombers bordeaux porté sur une veste à capuche et tshirt, pantalon de jogging gris, baskets noires Adidas. Et cerise sur le gâteau : il avait gardé sa casquette noire portée à l’envers. Je le trouvais bien insolent de s’être ainsi présenté, mais je me dis en moi-même qu’il s’agissait sans doute d’un commis ou d’un des livreurs du service d’imprimerie. Nos regards, brièvement, se croisèrent. Il avait le regard intense, je lus comme une sorte de défi dans ses yeux. Spontanément je détournais le regard. Furtivement, à plusieurs reprises, je jetai quelques coups d’œil sur lui, car outre sa tenue vestimentaire, sa façon de se tenir sur sa chaise me surprenait. Il était assis en arrière, collé au dossier, les jambes bien écartées. Une telle désinvolture me paraissait déplacée. Je me concentrais tout de même sur la réunion, mais avec la ferme idée d’en savoir davantage sur cet employé.

La réunion s’étant prolongée toute la matinée, tout le monde avait filé manger. Après le déjeuner, alors que je me dirigeais vers mon bureau, je croisais l’inconnu dans les couloirs. Je sentis bondir mon cœur en l’apercevant. Il se dirigeait vers moi, la démarche assurée, le regard insolent. En moi se passa quelque chose de surprenant, un sentiment que je n’avais jamais eu auparavant. Si mon idée première était de savoir qui il était, et éventuellement le reprendre sur ses vêtements, à mesure qu’il s’approchait de moi, je me sentis faiblir. Plus il s’avançait, moins j’étais résolu à lui faire la moindre réflexion. Il me fixait très ostensiblement du regard, comme s’il avait décidé de m’aborder, alors qu’intérieurement je finissais ne pas vouloir éviter de lui parler. J’étais mal à l’aise pour une raison inexplicable. J’aurais voulu  pouvoir battre en retraite. Il remarqua ma démarche de plus en plus indécise, je le compris en voyant un petit sourire ironique se dessiner sur ses lèvres, qu’entourait une belle barbe courte. Ce détail me frappa d’autant plus que j’ai toujours été imberbe, et que j’aurais aimé pouvoir arborer une telle barbe. À mesure qu’on se rapprochait, il vint se placer devant moi, de façon à me barrer le passage, m’obligeant à m’arrêter et à la confrontation directe que j’espérais éviter. Je constatai qu’il était légèrement plus grand que moi. Il m’écrasait du regard. Je restai muet. Il prolongea ce silence un moment, le sourire ironique sur ses lèvres. D’une voix très calme et posée, il me dit :

– Il faut qu’on parle ! Seul à seul.
– Bien. On peut aller dans mon bureau par exemple, répondis-je servilement.

J’étais incapable de la moindre initiative, le cerveau à moitié anesthésié. Anesthésié par son aura, anesthésié par l’autorité naturelle, anesthésié par son audace. Bien sûr, je ne me rendais pas encore compte de tout ce qui allait suivre, mais inconsciemment, je sentais que tout mon monde allait basculer à son contact. Maître Yori était comme ces personnages fatals dans les films. Dès qu’on les aperçoit, il est déjà trop tard. Comme un papillon de nuit qui vole vers la lumière qui va le tuer en le brûlant, je me sentais attiré par Maître Yori, dussé-je être réduit en cendre par lui.

Il entra dans mon bureau comme s’il lui était familier. Aucune gêne visible, très à son aise, il était aussi calme que j’étais fébrile en moi-même. Avant que je ne lui propose, il s’assit dans un des deux fauteuils réservés aux visiteurs. Il s’y installa confortablement, les jambes encore une fois bien écartées. D’un simple geste de la main, il m’indiqua le second fauteuil pour les visiteurs, m’enjoignant de m’y asseoir, plutôt que de m’installer dans mon propre fauteuil directorial, placé de l’autre côté du bureau. Sans réfléchir, j’obéis.  Ou plutôt je ne me rendais pas compte que je lui obéissais déjà. Qu’en m’asseyant dans le fauteuil en face de lui, et non derrière mon bureau, je cédais du terrain, j’agissais comme lui le voulait. Et d’ailleurs, il s’était installé spontanément le premier, il avait pris possession des lieux imperceptiblement. Il était comme un joueur d’échecs qui avait déjà anticipé tous les coups d’avance. J’étais pris au piège sans le savoir.

Une fois assis, Maître Yori me demanda de but en blanc :

– Quelque chose de particulier à me dire ?

– Heu… non… pas particulièrement ! bredouillai-je lamentablement.

Tout cela me prenait trop de courts. Je perdais totalement pied. Je me sentais désemparé, car cette situation sortait tellement de mes schémas habituels. Nous restâmes un moment ainsi assis, l’un en face de l’autre, sans un mot. J’étais incapable de la moindre initiative. Il fixait le tempo, et surtout, il était évident qu’il savait où il voulait en arriver. C’était lui qui avait sollicité cet entretien. J’attendais donc, un peu groggy. Les secondes défilaient qui me semblait être des minutes, les minutes me semblaient durer des heures. Son regard était posé sur moi, alors que plus le temps avançait je n’osais le regarder directement. Il était d’un calme olympien, le silence me pesait de plus en plus. Mais aucun mot ou phrase ne me venaient à l’esprit pour  rompre ce silence. Et au fond de moi, je n’osais le rompre.

Un simple mot surgi de sa bouche, d’une voix presque douce :

– Café !

Cela me fit l’effet d’un coup de fouet, tant il y avait d’autorité dans son ton. J’étais aussi heureux que le silence fût enfin rompu. Et me lever pour lui préparer un café allait me donner une contenance. Je répondis d’un simple « Oui ». Alors que je me levais pour me précipiter vers la machine à café, il eut un petit sourire ironique. Je sentais que j’avais le visage en feu. J’agissais automatiquement, un peu comme un pantin, me concentrant sur le café. Je lui tournais donc le dos, fixant la machine posée sur un meuble le long du mur. Je regardais l’eau couler dans la tasse. Puis je posais la tasse dans une soucoupe.

Quand je me retournais pour lui apporter son café, je m’aperçus qu’il venait de s’allumer une cigarette. J’eus un mouvement d’arrêt. Fumer dans les locaux était interdit. Alors que j’aurais dû lui signifier cette interdiction, je fus incapable de la moindre injonction. Je m’approchais pour lui tendre son café, et tentais de bredouiller :

– S’il vous plait, pourriez-vous ne…

Il me cracha toute la fumée qu’il venait d’avaler au visage, je me mis à tousser. Et avant même que je ne puisse continuer, il m’ordonna :

– Sucre !
– Oui ! Pardon ! répondis-je en faisant volte-face pour aller chercher le sucre.

Pourquoi m’étais-je ainsi excusé ? C’était sortir tout seul. J’étais aussi content de m’éloigner un peu de la fumée. Je revins avec le sucre. Il en prit un, le déballa et le plongea dans sa tasse. Il froissa entre ses doigts le papier d’emballage, et le jeta au sol, à ses pieds. Je me baissais pour le ramasser, ne supportant pas le désordre. Je détestais de telles manières. J’étais accroupi devant lui, la main tendue vers le papier, quand les cendres de sa cigarette tombèrent exactement sur ma main. Impression indescriptible. Il dépassait les bornes de l’insolence, c’était bien plus que je ne pouvais en accepter. Mon regard se leva vers lui.

J’étais accroupi à ses pieds, il avait les deux jambes bien écartées, assis confortablement dans le fauteuil. De ce fait, Mais dans leur course, mes yeux tombèrent naturellement sur son entrejambe. Cette vision m’arrêta net dans mon élan. Oubliées, toutes mes réticences, toute ma détermination de le reprendre volèrent en éclat. Son jogging gris laissait deviner une bosse imposante. Je ne sais pas s’il portait le moindre sous-vêtement. Mais le tissu révélait la forme massive de sa queue, et de ses testicules certainement bien lourde. La nature avait plus que généreusement doté cet homme qui était en face de moi. Je ne pus réprimer un regard d’admiration, qu’il nota immédiatement. Il était sans doute flatté de ma réaction, mais dans le même elle lui paraissait certainement normale et attendue. Il savait parfaitement qu’il était monté de façon exceptionnelle, que tout le monde bavait devant ses attributs.

Je ne sais combien de temps je restai ainsi en admiration devant son entrejambe si proéminent. Je crus même détecter un léger soubresaut de sa bite dans son jogging, prête à se gonfler, me sembla-t-il. C’est la fumée de sa cigarette dirigée vers mon visage qui interrompit ma contemplation. De nouvelles cendres tombèrent au sol. Ma seule réaction fut de dire :

– Ça va abîmer le parquet !

J’essayais d’essuyer les cendres avec ma main. Il continuait de fumer, tapota sur sa cigarette et fit tomber ses nouvelles cendres non devant lui comme les précédentes, mais à la droite du fauteuil. Et il cracha sa fumée dans ma direction. À quatre pattes désormais je plongeais nettoyer ces cendres. Il aspira une nouvelle bouffée, et plaça sa cigarette dans sa main gauche. Devinant ce qui allait suivre, je galopai vers la gauche du fauteuil, et avançant ma main comme un mendiant faisant l’aumône pour recueillir ce qui allait tomber de son mégot. J’eus juste le temps d’attraper ces nouvelles cendres.

– T’es en progrès ! me dit-il en riant.
– S’il… vous… plait… ânonné-je.

Je dus retourner vers la droite où visiblement il allait tapoter sa cigarette à nouveau. Mais quand je fus bien à droite, il feinta et fit tomber finalement ses cendres entre ses deux pieds. J’étais comme fou, ne comprenant pas trop ce qui m’arrivait, alors qu’il s’amusait à me faire tourner en bourrique. Ce ballet avec sa cigarette dura le temps de la consumer entièrement. De droite à gauche, de gauche à droite, parfois au milieu, les cendres ne cessaient de pleuvoir. Je faisais de mon mieux pour les attraper. Je courais à quatre pattes sur le sol, alors que régulièrement il m’envoyait sa fumée. Il s’amusait avec moi, comme un scientifique se serait amusé avec une souris blanche de laboratoire. Il avait beau être bien plus jeune que moi, il me dominait totalement, me conduisant à réagir exactement tel qu’il le voulait. Il constatait aussi que j’étais incapable de lui résister, tombant dans tous ces pièges.

Il finit par faire tomber son mégot au sol, je voulus le ramasser immédiatement, mais de son pied droit, il écrasa fortement et son mégot et ma main. Il maintint la pression un moment, tournant légèrement son pied, pour bien éteindre le mégot, faisant comme s’il ignorait la présence de ma main sous la semelle de sa basket Adidas noir. Je ne pus m’empêcher de pousser un petit cri de douleur. On frappa à la porte. Avant que je ne puisse réagir, il dit de sa propre initiative :

– Entrez !

J’étais encore à genoux devant lui, la main bloquée sous son pied, quand la porte de mon bureau s’ouvrit. Je n’ose imaginer la surprise de ma secrétaire quand elle me vit ainsi. Moi le directeur, en costume-cravate, l’homme mûr, en position de soumission devant ce jeune en jogging-baskets-bombers-casquette retournée. Je me relevai le plus rapidement possible, tentant de me donner un semblant de contenance. L’œil choqué de ma secrétaire fut la preuve qu’elle avait parfaitement eu le temps de voir la scène. Comment aurais-je pu justifier une telle position ? Toute cette fumée dans le bureau ? Comment ?

– Excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger ! dit-elle.
– Non, non, aucun problème ! répondis-je d’une voix enrouée par la honte.
– Je venais vous rappeler votre rendez-vous à l’imprimerie dans 30 minutes.
– Oui, merci. Je n’avais pas oublié.

Elle sortit me regardant d’un œil plus que dubitatif. Je ne savais ce qu’elle pouvait bien s’imaginer. Ou plutôt je craignais qu’elle n’ait que trop bien compris.

Je bouillonnais en moi-même, mais une nouvelle fois, Maître Yori me coupa l’herbe sous les pieds.

– Le grand directeur va être très occupé, on continuera une autre fois ! me lança-t-il de son ton ironique.
– Mais…

Le fait de le voir se lever interrompit ma velléité de protester. Je n’avais encore rien compris de ce qui venait de se passer. Je voulais parler, mais il avait pris l’extrémité de ma cravate, et me la fourra dans la bouche que j’ouvrais. Elle formait comme une petite langue de chien qui pendouillait hors de mes lèvres. En me tapotant le visage de façon condescendante :

– Voilà, comme ça t’as bien l’air du bon petit toutou que tu es !

Ces propos furent pires qu’une énorme claque, et je réalisai seulement qu’il se permettait de me tutoyer depuis le départ – alors que je le vouvoyais. Me raccrochant à une forme de réflexe social, je voulus au moins lui notifier que je voulais qu’il s’adresse à moi en me vouvoyant. Je m’illusionnais en espérant garder ce semblant de respect verbal. J’eus à cet instant précis la preuve de son esprit supérieur. Très supérieur même. Comme s’il avait deviné mes pensées, il me lança :

– Tu ne penses quand même pas que je vais respecter une sous-merde qui s’est retrouvée directement à genoux devant moi ? Un vrai larbin. Donc tu me respectes, et fais bien attention à me vouvoyer de ton côté, compris ?

Mon réflexe fut de rougir, et de baisser la tête. Très calmement, il me remit ma cravate dans la bouche. Il venait de me mettre KO debout, je me laissais faire.

– À l’avenir, quand je viens dans ton bureau, je veux que tu m’accueilles ta cravate ainsi mise dans ta gueule, en signe de soumission.

Je restai tétanisé. Il se dirigea vers la porte. Je le suivais du regard. Avant de sortir, il se retourna pour me demander :

– Je suis sûr que t’en as une toute petite, non ? 

Il s’empoigna l’entrejambe en signe de moquerie, soulignant très ouvertement qu’il était un homme, un vrai, cet homme que je n’avais jamais été. Il me jetait ma propre nullité, tous mes complexes à la figure. Il eut un ricanement en me toisant depuis la porte. Je gardais ma cravate dans la bouche, pétrifiée.

Ce qui pour lui n’avait été que de simples pichenettes délivrées du bout de ses doigts,  il m’avait renversé, moi, mon monde et mes certitudes. Il venait de me mettre à ma vraie place, comme il avait pris la sienne. Sa victoire sur moi avait même été facile, on pouvait d’ailleurs considérer que je n’avais pas été un véritable adversaire pour lui. Il m’avait purement et simplement écrasé au sol comme un vulgaire cafard. Sans effort aucun pour lui. Il avait fait sauter toutes les digues, tous les remparts que je m’étais construits pour oser me regarder dans la glace, et oser évoluer dans le monde des hommes. En quelques dizaines de minutes, il venait de me pulvériser.

Il ouvrit la porte, et alors qu’il allait la franchir, comme un réflexe, libérant ma cravate coincée entre mes lèvres, je l’interpelai, revenant à ma question première, celle qui avait traversé mon esprit lorsque je l’avais aperçu la toute première fois :

– Attendez ! Mais qui êtes-vous ?
– Maître Yori ! C’est ainsi que tu m’appelleras. Et je vais être ton pire cauchemar.

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