1 | La rencontre
Je suis un mec tout à fait lambda. Le genre de mec qui passe inaperçu dans la rue, le mec sur lequel on ne se retourne pas. En même temps, je ne fais rien pour. Ça ne m’intéresse pas. Disons plutôt que ça ne m’intéresse plus. J’ai laissé derrière moi toute envie de plaire, d’aimer et d’être aimé. Pourtant… Pourtant je ne suis pas célibataire, et l’image que je renvoie semble plutôt sympa : 45 ans, réussite professionnelle, une femme qui a réussi elle aussi, et un fils –ado– plutôt moins bête que la moyenne (enfin, je crois) bref, l’image selon laquelle tout va bien.
Mais au fond de moi, derrière ce sourire, derrière les efforts que je déploie pour aller à la salle toutes les semaines, se cache un gouffre. Un grand vide. Un manque, et un drame.
Ça me fait mal d’avance, de reparler de tout ça, mais je sens que c’est nécessaire. J’en ai besoin. Peut-être pour mettre au clair cet événement qui a tout embrouillé dans ma tête. Ça ne fera pas revenir Sébastien, mais ça aura le mérite de le faire vivre un peu plus longtemps.
J’avais 19 ans. Je venais de les avoir. Je m’en souviens parce que Seb était présent à la fête que j’avais organisée avec des potes. Seb était un ami proche d’Arnaud, mon meilleur pote. Arnaud m’avait souvent parlé de lui, bien sûr, mais je ne l’avais jamais rencontré. Il était dans un internat depuis la seconde, à Amboise, loin de ses vieux. « Il a des parents hyper dingues » m’avait souvent dit Arnaud. La suite me l’a bien confirmé : complètement dingues, toxiques, je dirais même très dangereux. On ne choisit pas. C’est dommage, d’ailleurs, parce que je connais un tas de personnes qui choisiraient d’autres parents que les leurs s’ils en avaient la possibilité ! Hélas…
Et donc, à ma fête d’anniversaire, j’ai vu débarquer Sébastien. Une tronche de premier de la classe (qu’il était) : lunettes rondes cerclées de métal, cheveux châtains mi-longs genre philosophe romantique, chemise blanche sous un blazer bleu foncé, jeans baggy juste ce qu’il faut et pataugas aux pieds. Ah et j’oubliais : une barbe couleur des champs de blé qui démarrait au milieu de ses joues et qui courait jusque sous sa chemise. Un petit mec, ma taille, 1m70. Timide. Arnaud est arrivé avec lui, on s’est salués en se serrant la main, comme des bonhommes, et puis tout de suite il est parti se rouler une clope à l’écart du groupe. Il n’a même pas pris le temps de saluer les autres. Sur le moment, je me souviens que ça m’avait décontenancé, je m’étais même dit un truc du genre « ça va, le mec, il est carrément hautain » et puis pendant que Arnaud et d’autres potes me parlaient, bière à la main, de leurs exams et de leurs meufs, je l’avais observé du coin de l’œil. Il était resté assis sur un muret du jardin, tout seul pendant un bon moment sans que ça ait l’air de le gêner. Une copine à moi avait fini par le repérer et lui avait apporté une bière, qu’il avait acceptée en souriant. Elle était restée un peu avec lui, elle lui avait posé les questions basiques, et puis elle avait fini par rejoindre le groupe sans lui. Il fumait clope sur clope. Comme j’avais vu que sa bière était finie, je m’étais excusé auprès de mes potes et j’étais allé nous chercher deux canettes. Elles contenaient davantage de bière, ça prendrait donc plus de temps pour les vider. Je crois que j’avais déjà envie de lui parler, de passer du temps avec lui.
- Une autre bière, ça te dit ?
- Volontiers, merci !
« Volontiers ». Qui disait encore « volontiers » pour répondre à une question ? Mes autres potes auraient lâché un « ouais grave » ou un « fais péter » mais jamais un « volontiers ». Je pense que ce détail s’est ajouté à tous les autres : ce mec était spécial.
- Ça va, tu t’emmerdes pas trop ?
- Non non, ça va. J’ai l’habitude, j’aime bien être dans mes pensées. J’ai accompagné Nono parce qu’il me l’a demandé, mais les fêtes, c’est pas trop mon truc.
- J’avais capté je crois.
Et on a ri. Il a ri de ma répartie, et moi j’ai ri de soulagement, parce qu’il riait justement. J’étais content qu’il éprouve une émotion sympathique, et j’étais fier de l’avoir provoquée.
Il me regardait avec ses yeux bleus perçants, j’étais déstabilisé. J’avais l’impression qu’il voyait à travers moi, qu’il devinait des choses que je gardais cachées, qu’il connaissait mon secret. Je me suis repris :
- T’es en internat à Amboise, m’a dit Nono ? Pas trop dur ?
Il a souri en regardant sa canette et il a avalé une gorgée avant de répondre :
- Les plus belles années de ma vie !
Et puis il m’a fait un gros résumé de sa situation. Ses parents, l’ambiance à la maison, les services sociaux, ses notes qui dégringolaient, son désir de réussir, de faire des études longues, son amour pour l’anglais.
Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai posé ma main sur son bras en lui disant « T’as pas besoin de me livrer tout ça, si t’en as pas envie. Après tout on se connaît pas, te force pas » Je ne parvenais pas à retirer ma main de son bras. Pourtant il le fallait, je me disais « enlève ta main, putain, enlève ta main, il va flipper, ça se fait pas ! » mais c’est lui qui m’a surpris. Il m’a regardé en souriant, il a posé sa main sur la mienne et il m’a dit :
- Arnaud, il parle pas beaucoup, mais quand il parle de toi, je sens qu’il t’aime et qu’il te respecte. Alors je peux dire que je te connais un peu, moi, et je sais que je peux te confier des trucs. Mais peut-être ça te fait chier ?
On était là, nos mains l’une sur l’autre, à se parler vrai, et je me souviens qu’une chaleur habitait mon bas-ventre. Le réveil d’une envie. Ça enflait à chaque mot supplémentaire qu’il prononçait. Je me souviens aussi que les autres n’existaient plus. Du moment où je me suis assis à côté de lui, du moment où on a commencé à se parler, je pourrais jurer que tout le monde avait disparu. Je n’ai aucun souvenir du bruit, des actions, de la météo. Il y avait lui et il y avait moi. Et nos mots qui tissaient un lien. Et ma queue qui gonflait.
- Non non ça me fait pas chier, au contraire. Arnaud m’a un peu parlé de toi aussi, et j’ai toujours trouvé dommage qu’on se rencontre pas. Tu le connais depuis combien, cinq ans ?
Il a retiré sa main, moi aussi. Chacun sa bière, retour à la normale. Moi, je me sentais de plus en plus étrange, j’avais le cœur qui battait vite, j’avais envie de boire, de fumer, de rire. Une légèreté que je ne connaissais pas.
- Ouais ça doit faire quatre ou cinq ans, c’était à la fin du collège. Et toi ? Tu le connais depuis longtemps, non ? Vous étiez pas à l’école primaire ensemble ou un truc dans le genre ?
- Exact, on s’est connus en CM2. J’étais content de le trouver dans ma classe parce que pour moi c’était l’horreur, je me faisais chier grave. Et puis il habitait pas loin de chez moi, c’était pratique, on pouvait se voir après les cours.
Arnaud a débarqué, un joint dans une main et une bouteille de rhum dans l’autre, l’air déjà bien défoncé. On s’est marrés, le joint a tourné, il était chargé. J’ai un peu baissé la garde, l’effet combiné de l’herbe et de l’alcool, je présume. Seb aussi, je crois. Moi, j’avais l’impression d’être fort, qu’il ne pouvait rien m’arriver. J’étais avec lui, je n’étais plus seul. Difficile à décrire, cette sensation tout à coup de ne plus être seul au monde, d’avoir trouvé quelqu’un qui nous complète, ou qui nous révèle. Voilà, je ressentais ça avec Sébastien.
Des potes nous ont appelé pour qu’on prépare le barbecue. J’ai essayé de me lever mais j’ai eu du mal, une sorte de vertige. Je suis retombé sur le muret en me rattrapant à Seb. On a explosé de rire.
- Ok… on est déchirés, mec ! Va falloir assurer, t’as un barbeuc’ à faire !
- Putain je sais pas si je vais pouvoir…
- Mais si, allez, on y va tous les deux. Je vais t’aider.
On s’est levés tant bien que mal, il a passé sa main dans mon dos pour m’aider à tenir debout les premières secondes, et puis ça allait, ça ne tournait plus. J’avais soif, il fallait que je boive, et vite. Seb l’a deviné, il a avancé devant moi en direction du buffet.
- J’ai trop chaud, Max. Tiens, garde-moi ça pendant que je vais chercher de l’eau.
Il a enlevé sa veste bleu-foncé, et sa chemise, qui était sortie de son jeans, s’est soulevé avec le mouvement de ses bras. Ça n’a pas duré plus de deux ou trois secondes mais j’ai vu son ventre, sa peau blanche, et une épaisse ligne de poils blonds qui descendait vers l’élastique blanc d’un slip ou d’un boxer. C’était rapide mais c’était magnifique. Je n’avais qu’une envie : caresser cette toison, caresser cette peau, déboutonner cette chemise. Et découvrir ce que cachait cet élastique blanc.
Mixmax
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