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Premier épisode

Étudiant appliqué | Saison 5 | Stagiaire

Chapitre 2 | Nostalgie

Le récit de Julien

Les garçons viennent de sortir et j’entends crisser leur pas sur le gravier tandis qu’il rejoignent leur voiture en murmurant. Quelque chose me serre le cœur.

Terriblement.

C’est moi qui ai trouvé Lecourt. Foudroyé dans l’herbe, les yeux comme des soucoupes, la bouche entrouverte, comme stupéfié par sa rencontre inopinée et radicale avec la grande faucheuse qui l’a emporté sans demander son reste. J’ai donné l’alerte et je me suis aussitôt claquemuré en moi-même. Il y a de ça cinq ans, presque jour pour jour.

Alors, les voir tous les deux, Adrien et Toni, avec les regards qu’ils se portent, l’un à l’insu de l’autre, et la détermination de Toni … Malgré moi, j’en souris !

Je me revois, moi, à vingt ans, partant à la conquête du père comme Toni part à celle du fils aujourd’hui, son audace juvénile en tous points comparable à la mienne : je me serais jeté à ses pieds pour qu’il me touche et qu’on baise tout comme je parierais que Toni a trouvé la clé des sens du bel Adrien, l’indifférent ! Enfin … qui affecte l’indifférence !

Adrien, LE fils, l’unique ! Il avait, heureusement, pu se libérer et rentrer en catastrophe de l’étranger ; moi, j’avais déjà repris le collier, fini de rentrer les foins, comme un automate, à me briser les os pour pouvoir ensuite m’engloutir dans un sommeil de plomb.

Il est venu me tirer du lit en pleine nuit pour m’emmener LE veiller dans la grande maison ; il avait dû réussir à convaincre sa mère de prendre quelque repos ; et, là, j’ai pleuré, silencieusement, j’ai laissé s’écouler ma peine comme une fontaine, intarissable.

Puis il a définitivement douché les dernières velléités de sa mère tentant de me faire disparaitre de sa vue en annonçant publiquement :

- « Julien est désormais le patron de la ferme des Chênaies. »

« Responsable », peut-être, mais « patron », ça, je ne pouvais pas. Pour moi, « patron » convoquait un fantôme.

Quelques semaines plus tard, la « patronne » quittait la grande maison et s’installait dans son béguinage au bourg. Soulagement.

Et j’ai poursuivi : travailler comme un forcené, nager comme un métronome, m’effacer pour m’identifier à chaque cheval dressé pour qu’il exprime toutes ses qualités, …

Et fréquenter le sauna pour baiser avec des ombres, pour tuer le désir.

Moi qui, habituellement, n’aimais rien tant qu’humaniser nos échanges corporels communément trop impersonnels, je me vois envahi de préventions, me détournant de celui-ci ou de tel autre, l’étendard soudain en berne, pour un simple regard flottant, le soupçon d’une odeur ou une maladresse involontaire, devenant ainsi un interlocuteur incertain, imprévisible, ombrageux, parfois. Une sorte de diva capricieuse, un comble !

Pourtant je n’ai pas rencontré que de piètres partenaires, loin de là, mais même si je leur ai parlé et parfois souri, même si certains sont revenus vers moi, aucun n’est parvenu à franchir la barrière infranchissable que j’avais dressée et à prendre une densité humaine à ma proximité ; je sais parfaitement les glacer de ma solitude forcenée.

Adrien, à son retour définitif, m’a convaincu d’habiter la grande maison, acceptant ma seule condition : me laisser la transformer pour en faire « ma » maison.

Et voilà maintenant qu’il m’amène Toni, avec leurs regards éperdus de désir, que je ne sais si, tout à l’heure, c’est un élan d’affection qui m’a poussé à tenter de le prendre dans mes bras ou l’envie de l’ensevelir pour étouffer mes propres souvenirs, combattre le froid qui, parfois, me cerne. L’a-t-il senti ? Il m’a paru effrayé, je m’en suis alors voulu de ma brusquerie d’ermite et j’ai passé la fin de la soirée à tenter de le rassurer.

Il est si craquant quand un sourire creuse sa joue d’une fossette et qu’il rosit de confusion avec le velours de sa prunelle ibérique que le grand brun en est alors tout chaviré … On ne mesure pas son pouvoir à vingt ans.

Moi aussi, j’ai su faire battre le cœur de Lecourt, tiens ! Assurément, j’ai su le bousculer et, parfois, lui faire tirer la langue, pour mieux nous retrouver, affamés, dans une alcôve de paille, à nous dévorer la bouche et le reste ; je ne sortais plus sans le tube de pommade apaisante pour tenter de dissimuler les rougeurs que nous causaient nos barbes.

Je l’ai eu, ce grand mec, costaud, puissant et reconnu, et je l’ai tenu, pendu à ma bite qui lui faisait quitter le sol, les yeux mi-clos, vagissant sans retenue son plaisir assumé, tout comme, à son tour, il pouvait me transporter dans les nuées et je lui rendais les armes tout comme lui le faisait ; chacun veillant sur l’autre qui s’abandonnait, comme on protège un corps exposé, démuni, de la carapace de ses bras.

« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. »*

Putain, ce que c’était fort !*²

Peut-on connaitre plusieurs fois ces frissons-là dans une vie ? Partager à nouveau ce sentiment de plénitude, de complétude dans l’étreinte ? Il était marié, j’étais l’amant clandestin qu’il rejoignait dans la grange, dans ma chambre ou à l’hôtel, en tout lieu que nous soufflait notre imagination, pour des retrouvailles d’autant plus torrides qu’illégitimes. Puis il retournait à sa vie de notable bourgeois, me laissant trouver le sommeil dans les draps froissés conservant les humeurs et les odeurs de nos ébats.

Il m’a abandonné. Même s’il ne l’a pas voulu, c’est ainsi. *3

Or, même si, aujourd’hui, la tendresse que m’inspire le souvenir de nos moments partagés s’interpose, même si l’immense fierté d’avoir su construire ces moments, y compris les plus triviaux, avec lui, jour après jour, s’impose, plus lumineuse, trop souvent encore ma gorge se serre. Souvenirs …*4

Pourtant, ce soir, la tension érotique et complice entre les deux garçons, je l’ai partagée, elle m’est revenue, familière, pareille à un habit un peu oublié, délaissé et pourtant, dans lequel on se reconnait, étonné d’y être tant à son aise.

Et elle a réussi à rendre, pendant un instant, ma solitude stérile insupportable à mes propres yeux …

A propos des garçons, je n’ai pas encore entendu le moteur, je crois … Dans la douceur printanière de cette soirée, puissent Les Chênaies abriter à nouveau des soupirs de jouissance … Si seulement …


* Arthur Rimbaud ouvre le recueil « une saison en enfer » par un texte sans titre, « jadis, si je … » dont je ne reprends que la première ligne, à contresens de l’ensemble du texte

*²« Rien ne peut changer ma joie / Depuis qu'ton cœur est tout à moi » par Charles Trenet

*3 Le Miserere ou Miserere mei, Deus (Aie pitié, ou Aie pitié de moi, O Dieu, en latin) est une très fameuse polyphonie de type Renaissance sur une simple psalmodie grégorienne composée vers 1638 par Grégorio Allegri, maitre de chœur au Vatican. Ou, pour ceux qui préfèrent, « il est mort le soleil » chanté par Nicoletta puis repris par Ray Charles.

*4 Et encore Anne Sylvestre « T’en souviens-tu la Seine » qui vaut pour toutes les rivières le long desquelles on balade sa nostalgie (1964)


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