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Agriculteur

Saison 6 | Chapitre 9 | Mirage

Je me réveille seul dans le grand lit, encore enveloppé du souvenir de nos voluptés nocturnes. Je m’étire doucement et la conscience de cette plénitude fait de moi le roi du monde, un roi bienveillant puisque comblé.

Lecourt s’est probablement rendu à sa séance de balnéo. Moi, j’ai décliné son invitation. Je connais les mains qui étirent, dénouent le lumbago quand il nous plie en deux de douleur, ce sont celles de l’ostéopathe qui soignent ; je connais les mains confraternelles qui pétrissent et massent en réciprocité pour détendre, après le sport, dans l’afflux de testostérone et ce trouble des sens qui reste, le plus souvent, sans lendemain.

Et puis je connais les mains qui caressent ou égratignent, hérissent, couvrent de frissons dans cette quête insatiable du plaisir partagé, de ce vertige qui nous emporte, nous réunit. J’étais totalement incertain quant à la place que pourraient prendre ces massages « de loisir », entre le jardin secret de mon univers émotionnel et celui du soin ; décontenancé … j’ai préféré m’abstenir. Pour ne pas me précipiter dans la confusion.

Vêtu de mon peignoir, je rejoins ce qui, personnellement, constitue mon espace de détente : le bassin désert sous sa voute irisée par les reflets changeants à la surface de l’eau, juste troublé par le gargouillis du courant de la filtration.

Sur le bord des bassins, nous avons tous eu l’attention attirée par ceux qui, frappant lourdement la surface de l’eau, projettent bruyamment des gerbes, soulevant des remous qui indisposent les autres nageurs, tels des hors-bords tapageurs. Sans doute ont-ils eu la chance d’être, en la matière, généreusement dotés par Dame Nature, mais, au-delà de ces manifestations intempestives, que font-ils pour tirer profit de leurs dispositions ?

Je me souviens de cette jeune femme frêle qui fendait l’onde sans un bruit, lors de la démonstration, soulevant alternativement ses épaules comme des ailerons, juste précédée d’un bourrelet d’eau puis suivie d’une double ride à la surface et qui en remontra à tous les costauds lors des compétitions suivantes.

J’enchaine les longueurs, uniquement concentré sur l’hydrodynamisme de toutes les parties de mon corps, cherchant à diminuer les résistances pour une fluidité maximale mais aussi à ralentir la fréquence de mes battements ; j’ai des rêves de cétacé dans l’immensité océane, de mouvement perpétuel, de discrétion de prédateur aiguisé navigant sans être repéré. Je ressors de l’eau, les muscles gorgés et ronds, avec une perception aigue de mes tensions musculaires, ce qui souligne en moi le sentiment d’être bien vivant.

Je bade, le nez au vent, et me dirige vers ces boxes d’où, la veille, provenaient les soupirs d’extase du gros homme blond. Le rideau écarté, les trois autres parois de cotonnade blanche tendue sur un cadre de bois filtrent l’éclat du jour en une douce lueur qui tombe sur la méridienne de repos en caillebotis souplement galbée. Un cadre apaisant pour se détendre après la chaleur de l’étuve …

- « Bonjour ! »

Il est sorti de je ne sais où, comme une apparition, le bel homme brun précédemment entrevu dans le sillage du gros blond : la trentaine, de ma taille, très brun à peau mate, il se tient légèrement les épaules en avant, posture du discobole pour souligner la ligne verticale séparant ses abdominaux gainés et le trait net marquant ses pectoraux. Ses poils, foncés et légèrement tondus, remontent en filet d’en dessous son nombril, jusqu’à s’épanouir en éventail sur son torse. Il ne porte qu’une longue serviette blanche en éponge, nouée bas sur ses hanches étroites et laissant deviner une fourrure tout aussi soigneusement gardée rase.

Son attitude, sa démarche, tout semble traduire, chez lui, la certitude, l’évidence de sa séduction. Une telle assurance sans préciosité, ce naturel éblouit le petit plouc en moi. Quand je remonte les yeux vers son visage, il arbore un sourire satisfait et, un soupçon, condescendant : il sait qu’il est beau ; mâchoire carrée, il joue de son œil sombre sous les noirs sourcils froncés.

Je me ressaisis, lui souris gauchement en retour et lui répond simplement d’un signe de tête ; je suis un peu démuni devant une telle aisance élégante. Il poursuit :

- « tu arrives dans la région, peut-être ? »

Alors que je réfléchis quoi et comment lui répondre, il s’approche vivement de moi d’un pas glissé et me souffle à l’oreille :

– « et si tu penses que tu peux te mettre sur le tapin et souffler les meilleures prises, tu te goures, ma chérie ! Tu pourrais bien te faire sévèrement casser le cul à ce jeu-là … »

Il a déjà repris ses distances et garde cet air un peu supérieur, ode à la beauté masculine, inaccessible et imparable, le sourire en alibi infranchissable d’amabilité.

Moi, j’ai reçu un coup de poing au ventre qui me laisse sidéré, comme chaque fois que je suis interpellé pour quelque chose que je ne suis pas ... « ma chérie » La caricature me désarme tant elle me semble injuste et sexiste. S’il y a différentes façons d’être un homme ou une femme, il y a, entre les deux, ce « mystère » de la maternité, cette expérience qui nous fait d’essence différente à mes yeux. Même pénétré, enculé si l’on préfère, je SUIS un homme.

Le vernis doré du bel Adonis, objet de convoitise, se ternit, se craquèle, s’effrite … Jusqu’à sa voix qui me déplait. Finalement, sa bouche est molle ! Il est d’un autre monde que le mien, je me suis abusé tout seul sur une apparence. Un filet d’air glacé infiltre insidieusement une odeur et un gout terreux en moi.

Soudain voilà Lecourt, tout sourire, sanglé dans son peignoir blanc sur lequel ses mains et son visage hâlés tranchent, une serviette, également blanche, roulée au cou en guise de cravate. Il s’encadre dans l’ouverture du rideau. Aussitôt, le gigolo entreprend de l’ensorceler, bras en tentacules qui s’enroulent, doigts en ventouse cherchant à se fixer sur sa peau, regard d’envoutement. Mais Lecourt rit ! Franchement.

Il s’en dégage souplement, léger et joueur, arrachant résolument les bras lianes, désarmant le sourire cheval de Troie ; imparable, il replace l’hétaïre à la distance sociale habituelle et, tout en me jetant un regard interrogateur, lui demande prudemment :

- « ainsi tu as fait la connaissance de mon jeune collègue »

Mais l’autre sourit, vaguement dédaigneux, tourne les talons dans une ultime cambrure de son magnifique cul aguicheur qui déforme alors suggestivement l’éponge :

- « tu sais où me trouver … »

Et il sort, non sans me lâcher au passage :

- « une petite pute, oui »

Je lui aurais volontiers cassé trois dents, à ce bellâtre, cédé à la vague violente de mon mépris qui monte en réponse au sien, si je n’avais été alerté par ce petit tressaillement chez un Lecourt visiblement sur ses gardes, prêt à s’interposer. Alors, j’ai serré les poings et ravalé la hargne que je sens m’envahir.

Mais quand il s’est approché de moi, c’est lui qui s’est fait mordre :

- « tu peux m’expliquer ? »

Il est très proche, presqu’à me toucher et il ne peut manquer de percevoir le bouillonnement boueux qui m’a envahi et me gouverne ; je trépigne, révolté, alors que lui ne bouge pas. Il me regarde, attentivement, jusqu’à ce que, à mon tour, je plante sèchement mes yeux banderilles dans les siens ; et lui attend, calmement.

- « Tu sais Julien, j’ai quelques années d’avance sur toi ... Tout ce temps, j’ai vécu, quand toi, tu es neuf et indemne … Ce séjour de détente est prévu de longue date mais, après nos dernières décisions, je voulais le partager avec toi … » Il répand une odeur d’onguent où me semble percer celle du laurier, puissante et camphrée. Ses yeux quittent un instant les miens et reviennent, plus clairs et pailletés, une brève modulation de sa bouche lui laisse une discrète crispation de la pommette droite, à peine relevée, comme un sourire réprimé, un zeste d’ironie, peut-être. Son index en crochet vient agripper la ceinture de mon peignoir puis il tire posément pour la dénouer. Il pose sa main à plat sur mon torse, fait pivoter son poignet pour écarter les pans du vêtement, glisse, son pouce s’attardant au passage sur mon téton, descend sur mon flanc puis sur la hanche et revient saisir ma demi-molle comme s’il s’emparait d’un manche d’outil. Et toujours la douceur caramel de son regard franchement planté dans le mien.

- « as-tu bien nagé, Julien ? »

Putain, comment fait-il pour me désarmer de la sorte ? Alors que je me sens encore fébrile sous l’effet de cette vague qui m’a submergé l’instant d’avant, j’abandonne définitivement toute velléité de rancune comme accessoire et me laisse gagner par le désir qui me noue les entrailles. Ce mec, là, qui murmure à voix basse ces mots ordinaires, je n’ai qu’une envie, celle de frotter ma peau à la sienne, me perdre dans son odeur. Je parviens à avancer posément mes deux mains pour dénouer sa ceinture d’éponge, écarter les pans du vêtement, désentortiller la serviette autour de son cou, jeter un bras par-dessus son épaule et, la main à plat dans le dos du peignoir, l’attirer à moi. Mais je pivote alors sur moi-même à son contact, une tentative d’esquive, un demi-tour qui nous place côte à côte, et nous entraine vers l’extérieur du même pas égal. Comme pour résister à son attraction, pour, au moins, différer, patienter, enfin, ne pas céder si vite ...

– « Annonce-moi, patron, que nous as-tu encore prévu, maintenant ? »

Il a un discret petit rire de gorge.

– « Voyons, Julien, tu n’as pas une petite idée … ? »

Amical72

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