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Agriculteur

Saison 6 | Chapitre 10 | Crucifixion

Il me le rappelle :

- « enfin, Julien, nous sommes venus gouter des vins ! » avant d’ajouter :

- « non, ne cherche pas, celui-là ne figure pas dans ton guide ! »

Nous voilà dans une large rue de village à laquelle de puissants arbres d’alignement aux branches savamment rognées pour former une voute donnent vie aux murs aveugles des domaines viticoles, témoins des richesses du XIXème. Un imposant portail métallique entre deux hautes piles de pierre, une sonnette. Un grand jeune homme brun, mince vient nous ouvrir.

– « Olivier Fabre ? C’est moi qui ai appelé pour la dégustation »

Il nous fait entrer d’un signe en nous serrant la main, la poignée et le regard sont francs. Puis il s’enquiert avec une pointe d’accent :

- « vous n’êtes pas de la région, comment avez-vous obtenu mon numéro ? »

- « nous séjournons à La Palombière, en demi-pension. »

- « Ah oui, j’y ai proposé une dégustation, il y a … »

- « deux ans ! J’en ai gardé un bon souvenir, c’est pour cela que je reviens vous voir avec mon collègue. » Olivier nous considère alors tour à tour avec un hochement de tête et s’appliquant si visiblement à adopter un air neutre qu’il m’amuse : il n’a visiblement pas encore assez d’éléments pour savoir quelle attitude adopter face à notre paire improbable. Je lui adresse un large sourire que je veux rassurant. Il a une coiffure sage et des manières de garçon bien élevé, comme le laisse à penser la belle propriété que l’on découvre.

Le portail ouvre sur une cour entre les pignons de deux bâtiments des communs et fait face à la maison de maitre, simple mais majestueuse de symétrie dans l’ordonnance de sa façade en pierre blonde à deux niveaux. Un perron de trois marches encadré de hautes jarres vernissées et fleuries mène à la belle porte centrale en bois fruitier à deux vantaux. Mais c’est vers le commun de droite qu’Olivier nous conduit.

– « je suis installé pour le moment chez mes grands-parents dont j’ai déjà pu reprendre une partie des vignes »

Ce garçon, sans doute sensiblement de mon âge, m’est d’emblée sympathique. Bien sûr, il est probablement né coiffé, contrairement à moi, mais il a quelque chose d’illégitime : il n’est pas là où on s’attend à le trouver, il entreprend un retour à une activité qui a compté pour la famille mais a été abandonnée depuis, au profit de plus nobles. Il s’abrite derrière un désuet parfum d’enfance, comme s’il s’était installé dans le refuge de la maison de ses grands-parents pour y vivre son rêve, se décaler des attentes qu’on avait pour lui et exister par lui-même.

Mais en nous faisant pénétrer dans le cuvage, il endosse aussitôt un costume de professionnel compétent et très déterminé : le bâtiment, en cathédrale, est entièrement matelassé d’isolant métallisé, et climatisé. La vieille charpente en bois grossièrement équarrie dessine un squelette gris. Les cartons s’y empilent, parfaitement rangés sur des palettes posées à terre :

- « je débute mais je voulais des conditions optimales de conservation pour mes vins car je n’utilise pas de conservateurs. La rue est peu fréquentée, ce qui épargne les vibrations »

Ne voulant pas commettre la même bévue que lors de la dégustation précédente, je reste attentif à chacun et suis des yeux le patron qui m’apparait en mode séduction : détendu, assuré, souriant, légèrement mystérieux, tel que, moi-même, je l’ai découvert la première fois. Alors je m’efforce de faire également bonne figure pour exister et je note qu’Olivier partage ses coups d’œil rapides entre nous deux, comme s’il s’efforçait de percer qui nous sommes, au-delà de nos attentes de clients. Je me laisse gagner par ce jeu, en observant les progrès de la familiarité qui se fait jour et, le menton en appui sur un coude, je souris à la scène.

Toutes ses cuvées portent le nom de plantes de la garrigue, deux rouges retiennent notre attention : Cistus et Arbustus*1. Le patron veut connaitre mes impressions, me pousse gentiment dans mes retranchements et interroge plus techniquement Olivier sur les cépages intervenant dans les différents assemblages : celui-ci apportant la fraicheur, celui-là les tanins et les arômes, cet autre de l’élégance et je me sens un peu … dépassé, et toujours observateur.

C’est le nez plongé dans le verre, relevant les yeux vers Olivier que le patron murmure quelque chose d’une voix basse, dont je ne perçois que :

– « saveurs … corps d’homme … » d’un air entendu.

Mais je saisis instantanément l’embarras soudain d’Olivier qui baisse la tête et fait tourner le vin dans son verre en se balançant d’un pied sur l’autre. Je ne sais quel réflexe me fait alors lui poser amicalement la main à plat sur l’épaule avec un raclement de gorge rassurant. Il a juste une imperceptible inclinaison vers moi, infime, une très légère rotation du cou, relève ses paupières sur ses yeux que je découvre si sombres et, dans la seconde qui suit, nos lèvres s’effleurent. Et c’est la pointe de sa langue qui entrouvre finement les miennes.

On s’est reconnus.

Et là, je l’embrasse ! Goulument !

Il se détache avec délicatesse et tourne la tête pour embrasser Lecourt dont les deux bras étaient venus symétriquement enlacer nos tailles. Je les contemple quelques secondes avant de mêler ma bouche aux leurs, dérobant souplement à l’un ou à l’autre quelques parcelles entre jeux de langue et de lèvres. Olivier semble rapidement adopter notre gout pour les baisers, ces longs dialogues souples et mutins que nous aimons développer longuement.

Voilà désormais Olivier crucifié : quatre mains et deux bouches sur lui, le dénudent, le découvrent, le maintiennent, le caressent, l’embrassent, le lèchent et le dévorent quand lui, pantin abandonné à nos caresses croisées, geint doucement, sursaute et frissonne. Je cède ses lèvres à Lecourt pour m’emparer de son téton, glisser dans son aisselle ou engloutir sa jolie queue fine et courbe, caresser ses cuisses, ses fesses fermes avant de revenir à la source de ses baisers quand le patron part à son tour en exploration. Il sent le savon et une odeur que je découvre et qui me fascine : le vétiver. Je le sens frémir sous les caresses, soupirer sous les succions, céder lentement. Il se cambre, suffoque et je n’ai que le temps de me retourner pour voir son panache de foutre retomber en pluie sur son torse. Nous l’encadrons d’une attentive bienveillance tandis qu’il retrouve ses esprits et rouvre les yeux dans un profond soupir.

Je lui plaque un dernier smac amical tandis qu’il se nettoie et s’ajuste. Le patron signe le chèque et, lestés de cartons, nous nous séparons sur une chaleureuse poignée de main ; cependant, il a gardé les yeux baissés comme s’il n’assumait pas totalement le plaisir que nous espérions lui avoir conjointement apporté. Alors je retiens quelques secondes sa main, jusqu’à ce que relevant son regard dans le mien, j’y découvre cette petite étincelle joyeuse que j’attendais.

En marchant, je tends la main jusqu’à ce que Lecourt y dépose les clés de la voiture :

- « j’ai envie de conduire ! Après tout, je me suis assez laissé mener là où et comme tu l’entendais. Et j’aime l’idée de partager, non ? » Il opine, goguenard :

- « je crois que nous formons une sacrée équipe, toi et moi, gars Julien » et il pose quelques secondes sa grosse paluche sur ma cuisse.

Son œil clair, son sourire … Plus ce mec m’embrasse comme un affamé, plus il me suce la queue comme s’il voulait la faire fondre en bouche, plus il me donne son cul avec des soupirs de jouissance et d’abandon, plus son rire est clair et plus il me semble être un homme masculin accompli, à la fois conscient de sa fragilité et pourtant déterminé, volontaire. Un aventurier. Un corps plein, en bois massif que l’on fait résonner avec un bâton de rythme, où l’on sent couler la sève sous une fine écorce pourtant étanche. Une virilité sans les artifices ridicules du roulement d’épaule et du détachement dédaigneux de toute émotion.

Et pour moi un défi à relever face à moi-même, celui d’être à sa hauteur …

Putain, je veux tout de lui !

Et Souchon chante à mes oreilles : « Je chante un baiser/ Je chante un baiser osé / Sur mes lèvres déposé / Par un(e) inconnu(e) que j'ai croisé(e) … »

Alain Souchon : le baiser - 1999 (désolé pour l’anachronisme !)

*1 le ciste et l’arbousier
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